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venons d'arriver, peut être évaluée à dix kilomètres. Il reste peu de ruines des villages kanakes dans cette localité; quelques murs en pierres sèches de 1 mètre à 1m,25 de haut, de forme circulaire ou quadrangulaire, indiquent seuls l'emplacement des cases. Ces murs sont cependant intacts.
L'église de la mission n'est qu'un vaste bâtiment en planches apportées des Etats-Unis, pouvant contenir six cents habitants.
Sur la gauche de l'église, un mur entoure deux maisonnettes et un jardin. L'une des maisonnettes est en bois, l'autre en pierres sèches; dans le jardin abandonné croissent quelques vignes, des figuiers, des pivoines de Chine aussi vivaces que si elles étaient sur leur sol natal.
C'est dans cette portion de l'île, nous le supposons du moins, que Dutrou-Bornier s'était établi pour s'y livrer à l'élevage des bestiaux, avant d'aller habiter Mataveri.
Six kilomètres nous restaient encore à franchir avant d'arriver à ce dernier village.
Nous continuons notre marche sur un chemin battu et facilement praticable. Peu à peu nous nous élevons, laissant à droite des champs de bananiers et de cannes à sucre.
Partout le sol est couvert de graminées que nous avons vues dans la vallée. Les verbénacées ne se montrent plus qu'à de rares intervalles; à gauche se dresse le volcan de Ranakau. Sa déclivité sud-ouest est connue sous le nom de district de Vinapu. C'est une région fertile et dont la culture présenterait de grands avantages.
Laissant à notre gauche Orito et Tarai, nous parvenons sur la division centrale de l'île, d'où nous distinguons, à droite les mâts du Seignelay, et à gauche le village de Mataveri où flottent les plis du pavillon de France.
A deux kilomètres du village, presque tous les habitants viennent à notre rencontre. Ils nous assourdissent de leur ia-ora-na. Ils apportent des bananes qu'ils nous distribuent, débarrassent nos hommes de leurs fardeaux pour les porter eux-mêmes et nous conduisent directment à l'habitation de la reine.
Vêtue d'une large "gaule" à la manière des femmes de Taïti, la tête couverte d'un panama, les épaules enveloppées d'un tartan écossais, les pieds nus, la reine, debout entre ses deux filles, nous attendait à la porte de sa case.
D'un aspect intelligent, la figure encadrée par de longs cheveux noirs régulièrement coupés au-dessus des oreilles, elle ôte gravement son chapeau de ses deux mains pour répondre à notre salut, nous tend gracieusement la main et nous présente ses deux filles.
Elle nous fait entendre que l'aînée, enfant de cinq ou six ans, aux traits de Napolitaine, aux grands yeux noirs pensifs, aux longs cheveux bruns cerclés d'un diadème de clinquant, parure de quelque Saint de bois parti avec les missionnaires, est aujourd'hui reine, et qu'elle, sa mère, exerce seulement les fonctions de régente.
La second fille, aux cheveux châtain foncé, semble plutôt un enfant exilé des faubourgs de Paris, perdu dans ces solitudes, qu'une métisse kanake.
Ayant demandé à la régente s'il nous serait possible d'avoir une case, d'un geste éloquent elle nous indiqua l'habitation de Dutrou-Bornier, nous faisant ainsi comprende qu'elle la met à notre disposition.
Toute la population du village était réunie dans la cours intérieure. Une sorte de majordome portant à la main un bâton de commandement semblait maintenir l'ordre. Sur l'invitation de la régente, nous pénétrons dans la maison qu'elle habite, et aussitôt commence la seconde partie du programme de notre reception.
Un canapé et des chaises sont apportées. La régente prend place à côté de nous entre ses deux filles. Ces formalités accomplies, elle nous fait comprendre qu'elle nous offre un mouton pour le dîner qu'elle compte partager avec nous.
L'heure du banquet ne trada pas à sonner. La régente y prit place avec nous. Pendant toute sa durée, elle nous répète sans cesse que ses filles se nomment l'une Caroline, l'autre Hariette, qu'elle-même s'appelle Koreto, et que ses deux enfants ressemblent beaucoup à Dutrou-Bornier, leur père.
Tous les boeufs, chevaux et moutons de l'île lui appartiennent, nous dit-elle; elle les met à notre disposition, nous prie de ne pas toucher aux poules, propriété exclusive des Kanakes, et nous affirme que tous les cochons que nous pourrons rencontrer sont bons à être abattus.
Elle nous imite en ce que nous faisons, copie tous nos gestes, buvant et mangeant comme nous, répond mereti quand on la sert, fait prononcer le même mot par ses filles, exige que l'on change les fourchettes et les couteaux dont elle et ses filles se servent, frappant avec impatience sur la table lorsque le matelot de service n'exécute pas assez promptement ses ordres.
C'est une étude curieuse que celle des faits et gestes de cette reine sauvage devenue régente, voulant imiter les coutumes françaises, associant la naïveté de sa primitive nature aux exigences inhérentes à son titre, mélange risible et triste à la fois de l'influence du rang suprême.
Après le repas, Koreto nous initie aux causes de la mort de Dutrou-Bornier, arrivée en août 1876. Comme nous l'avaient dit les Kanakes à notre arrivée, cet événement était survenu à la suite d'une chute de cheval. Avant de mourir, le capitaine colonisateur brûla ses papiers, laissa toutes ses propriétés à la reine et à ses filles, et partagea ses vêtements entre les Kanakes les plus influents du village.
Elle nous dit combien elle et son peuple désiraient le protectorat de la France, ne nous dissimulant point son aversion pour les Chiliens, les Américains et les Allemands, aversion partagée du reste, nous nous empressons de le dire, par les notables de l'île présents
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